Coupure de presse

Critique

par Sylvain Cormier in Le Devoir (Québec), 5 octobre 2018 à propos de Portraits: Songs of Joni Mitchell [5864]

Aveu terrible: je ne connais pas bien le catalogue de Joni Mitchell, au-delà des évidences: Both Sides Now, Chelsea Morning, Coyote, Woodstock, Help Me, Free Man in Paris, Big Yellow Taxi, l’album Blue. Constat sympa: l’album Portraits: Songs of Joni Mitchell que proposent l’exceptionnelle pianiste Marianne Trudel et la non moins extraordinaire Karen Young me donne fichtrement envie de plonger, oreilles premières, voire corps et âme, dans les dix-huit autres albums de l’illustrissime auteure-compositrice-interprète.

Point de départ

Marianne et Karen rient de bon cœur. Et Karen ne manque pas de compassion: «C’est OK de commencer maintenant, et si c’est un peu à cause de nous, l’m glad! La carrière de Joni Mitchell, c’est tellement vaste, il y a toujours à découvrir et redécouvrir.» Même en cet automne où l’on va célébrer les 75 ans de l’artiste lors d’un grand concert hommage à Los Angeles (les 6 et 7 novembre), il faut croire qu’il n’est jamais trop tard pour se trouver un point de départ. Même s’il s’agit, en l’occurrence, du résultat d’études appliquées et prolongées du répertoire: un album d’un tel raffinement, d’une telle liberté, d’un tel respect, d’une telle qualité ne va pas sans une connaissance approfondie de l’œuvre.

Elles n’ont pu colorer ce Portraits qu’après avoir beaucoup, beaucoup tracé les contours des mélodies, et lu jusqu’entre les lignes cette poésie chansonnière si singulière. «J’ai grandi avec les disques de Joni Mitchell, et je n’ai jamais arrêté de grandir avec elle», résume Karen Young. Pareillement, Marianne Trudel a beau posséder tout le pan jazzy du corpus sur le bout des doigts, l’étonnement l’attendait à tous les détours d’arpèges: «On est encore émerveillées par la richesse de ce qu’elle a créé, une grande partie de notre bonheur dans ce projet a été de passer du temps avec des chansons vraiment moins connues, The Dry Cleaner from Des Moines, par exemple, ou Man from Mars

Aller très loin

«L’autre grand bonheur, et le grand vertige aussi, continue-t-elle, c’est l’étendue des possibilités. Ce sont déjà des chansons parfaites et parfaitement interprétées, néanmoins ouvertes: en formule piano-voix, je pouvais aller très loin, et Karen aussi, parce que la poésie de Joni ne peut pas être ailleurs qu’en avant.» Très loin? Achetez l’album et allez écouter ce que devient Shine: le jeu est stupéfiant d’invention, mais sans jamais perdre la chanson de vue. Note: procurez-vous le disque physique, je vous en prie. Le projet n’a bénéficié d’aucune subvention, la campagne de sociofinancement piétine, et c’est franchement injuste: ce Portraits mérite la Lune.

C’est le mot clé: méritoire. Il faut quand même un certain culot et pas mal de caractère pour se frotter à du Joni Mitchell: le niveau d’exigence échappe à la force gravitationnelle tant c’est élevé. «Pour California, on a vraiment bûché, hein Karen?» Rigolade en tandem. «Oh yes, je pense qu’on a tout essayé…» Sans surprise, ce se sont les Both Sides Now, California, Borderline, sans doute les titres les plus célébrés de l’album, qui ont donné aux complices le plus de fil à retordre. Marianne explique: «California, on l’a tellement dans l’oreille, et la rythmique très guitare ne se prête pas trop à la transposition au piano.» Karen est d’autant ravie: «C’était ça qui était le fun. Il y a du plaisir dans la difficulté. On a eu chaud, mais on avait confiance.» Marianne soupire et rit en même temps. «Tu peux pas aller chez Joni Mitchell sans te mettre un peu en danger. Mais pour Karen et moi, c’était ça, le défi. Un défi heureux: je pense que nos carrières disent au moins ça: on n’est pas peureuses.» Ensemble, j’en témoigne, elles sont à la fois redoutables… et magnanimes envers les retardataires.

Page press@5864 générée par litk 0.600 le vendredi 19 mai 2023. Conception et mise à jour: DIM.